J’habite au Sénégal depuis … longtemps !
par Jean-Louis Delbende
J’apprends que le gouvernement nigérian a « débarrassé » la fonction publique de 50 000 « travailleurs fantômes », permettant ainsi, selon la présidence, d’économiser près de 630 millions d’euro dans le cadre de la lutte contre la corruption …
La bonne gouvernance n’est pas une mince affaire et je ne crois pas que certains pays ou continents soient plus que d’autres les théâtres d’agissements indélicats ….
Certains, avec plus d’expérience et dans un cadre économique plus favorable, peuvent le faire avec plus de discrétion ; c’est tout !
En Afrique francophone que je connais relativement bien pour y avoir vécu, la colonisation n’a pas laissé que des routes et des écoles mais également des habitudes … administratives, avec leurs nombreuses qualités et quelques défauts.
La première implantation administrative française en Afrique fut au Sénégal et plus particulièrement sur l’île de Gorée, à 4 km au large de Dakar.
Longue de 600 mètres et large de 250, Gorée, qui abrite une population d’un millier de personnes, est un point de passage obligatoire pour les touristes visitant le pays de la « Teranga » (= bon accueil).
Son histoire est intimement liée à la découverte du continent noir par les premiers Européens et son port naturel contribua à en faire la première « capitale » des terres revendiquées par la France, à une époque où sévissait la traite négrière transatlantique.
Gorée fut un lieu d’embarquement mineur en nombre de captifs déportés (en comparaison avec d’autres ports sénégalais tels que Saint-Louis, Rufisque, Karabane, Ziguinchor, ou a fortiori avec Ouidah sur la côte de l’actuel Bénin…).
Les autorités sénégalaises et la fondation « France Libertés » (alors sous la houlette de Danielle Mitterrand) ont cru bon devoir « forcer le trait » en faisant de Gorée plus qu’un lieu-symbole de la déportation des esclaves vers les Amériques et particulièrement avec l’inauguration de la maison abusivement dite « des Esclaves ».
Pour des raisons politiques (et de bon voisinage) les victimes des traites transsaharienne et interafricaine ont, quant à elles, droit à l’oubli ….
Elles ne sont peut-être pas « bankable ».
De 1999 à 2002, j’ai eu la chance d’habiter dans une de ces très belles maisons aux couleurs pastel qui ne sont pas sans évoquer celles d’un petit village de Provence … Notons au passage que les cartes postales du début du XXème siècle ne présentent que des maisons toutes … blanches !
A Gorée, vous ne trouverez ni automobile, ni scooter, ni même une bicyclette ! Tous les trajets (si courts !) se font à pied par les allées sablonneuses.
A peu près toutes les heures, une navette maritime reliant l’île à la capitale sénégalaise est assurée par la « chaloupe de Gorée » (Liaison Maritime Dakar Gorée gérée par le Port Autonome de Dakar) et la traversée dure quinze à vingt minutes.
Les passagers sont les insulaires, les commerçants, les employés et les touristes venus découvrir l’une des 19 communes d’arrondissement de Dakar.
La politique tarifaire pratiquée pour accéder à la chaloupe fait grincer certaines dents … Selon que vous soyez résidant au Sénégal, résidant en Afrique ou résidant n’importe où ailleurs dans le monde, vous paierez de 1 500 à 5 200 CFA (!!!), ce qui en fait peut-être la croisière la plus onéreuse au monde.
Pensez ! 8 € pour parcourir ces quatre km A/R si vous êtes « toubab » !
Sans compter d’ailleurs la taxe qu’on demandera à certains d’acquitter, selon des critères non avoués, en posant le pied sur l’île …
Mais enfin, le droit à la repentance se mérite …..
Fort heureusement pour les habitants de l’île, une tarification spécifique de la liaison maritime était pratiquée « à mon époque » : il fallait se faire établir par le Port Autonome de Dakar une carte d’abonnement au coût plus qu’intéressant.
Je m’adressai donc au guichet de vente des tickets de passage et demandai à me faire délivrer cette carte…
C’est ainsi que commença mon « parcours du combattant » …
Le guichetier m’indiqua la procédure : il fallait tout d’abord me faire établir un certificat de résidence sur l’île par l’un des deux chefs de quartier de Gorée puis, muni du précieux document, revenir vers l’administration portuaire pour l’établissement de la carte …
Hélas, il ne s’agissait là que des (très) grandes lignes du processus total !
De retour sur l’île, je partis à la recherche de « mon » chef de quartier, notable goréen, qui n’était autre que l’imam. Le charmant vieillard assurait ses cours d’école coranique depuis sa chaise longue, à l’ombre d’un caïlcédrat, sur la place principale.
La première épreuve, m’indiqua-t-il, était de remplir le formulaire permettant l’établissement du certificat de résidence insulaire.
Jusque-là, cela parait simple … Seulement le formulaire n’existait qu’en un exemplaire (la « matrice ») et il fallait donc en faire une photocopie que je pourrais alors remplir.
Photocopier un document, cela semble anodin …, ce ne l’était pas à Gorée alors !
Fallait-il trouver sur l’île :
- une photocopieuse ….
- une photocopieuse qui ne manquerait pas de « toner » …
- une photocopieuse ne manquant pas de « toner » et une feuille de papier vierge de format » 21 X 29,7 » …
- une photocopieuse ne manquant pas de « toner » et dotée d’une feuille de papier vierge de format « 21 X 29,7 » à une heure où la SENELEC (compagnie de distribution d’électricité au Sénégal) assurerait sa mission première : fournir de l’électricité ! Et, en la matière, ce n’était pas tous les jours la fête !
Naturellement, si l’une de ces quatre conditions n’était pas remplie, il fallait donc remettre l’opération à une date ultérieure ou bien se décider à voguer vers le continent afin de surmonter le premier obstacle : faire une photocopie.
Comme pourrait dire Gaston Lagaffe, ennemi juré des cadences infernales : « M’enfin, 1999, c’était au siècle dernier ! »
Bref, je remis à l’imam une pièce de 100 CFA (0,15 €) qui permettrait de reproduire son « original » et le brave homme me demanda de revenir le voir quelques jours plus tard afin de prendre livraison du formulaire dupliqué et le remplir.
Donc, quelques jours plus tard, je retrouvai l’imam, tout sourire, dans sa chaise longue sous le caïlcédrat, qui me remit la photocopie tant désirée ; je renseignai les rubriques (nom, prénom, âge, adresse au Sénégal, …) et le lui tendis en retour.
Il aurait été dommage de faire simple mais de ce côté-là nous ne prenions pas de grands risques.
En effet, l’imam m’informa qu’à ce stade de la procédure, il devait apposer son cachet et sa signature sur le document et me pria donc de le retrouver deux ou trois jours plus tard afin de me le remettre, dûment tamponné et signé …
Surtout, ne pas perdre son calme et garder à l’esprit que si les Européens inventèrent l’horloge, les Africains conservent la maîtrise du temps …..
Pour une raison m’échappant totalement l’imam me remit un autre document sur lequel avaient été recopiés les éléments que j’avais fournis, avec, en bas de page le cachet et la signature du chef de quartier.
Une ligne rajoutée retint mon attention car, par oubli, elle ne figurait pas sur le formulaire rempli quelques jours auparavant : « Réside au Sénégal depuis : ».
L’imam ne disposant pas de l’information exacte avait pris sur lui – sans doute dans un souci d’économie de temps – de fournir le complément d’information.
Celui-ci tenait en un mot : « Longtemps ».
Contenant un sourire, je demandai quoi faire ensuite. L’imam me pria de m’adresser à l’administration portuaire, côté continent, afin de poursuivre les démarches administratives.
Le lendemain, muni de ce sésame et fier, sinon arrogant, de mon statut de résidant au Sénégal « depuis longtemps », j’entrai dans un bureau en charge de la gestion commerciale de la chaloupe de Gorée.
Naïvement, j’avais pensé que la présentation de mon passeport, de ma dernière quittance de loyer et de l’attestation de résidence provoquerait, sinon immédiatement, du moins très rapidement, la délivrance de la carte d’abonnement aux traversées …
Il n’en était rien !
Efficace, le jeune homme qui me reçut m’indiqua que je devais faire viser mon certificat de résidence par le commissariat de police de Dakar-Plateau, en charge de cette procédure.
Au commissariat, je fus accueilli par un OPJ très aimable et parfaitement informé des étapes à suivre dans le traitement de la délicate affaire que je lui soumettais …
Il m’écouta fort poliment, prit connaissance du certificat établi par l’imam de Gorée, le rangea dans un tiroir et me demanda de repasser sous … quatre semaines.
Un mois plus tard, avec l’assurance que donne le sentiment d’être dans son bon droit, je pénétrai de nouveau dans le bureau du commissariat de police.
Très efficaces, les fonctionnaires de police avaient respecté le délai imposé de quatre semaines et mon document était prêt …
Enfin, pas exactement celui que j’avais remis à l’OPJ.
Dans un souci louable de professionnalisme qui honore les agents de cette administrations, les informations de mon certificat d’origine avaient été retapées à la machine sur un papier officiel à en-tête, barré des trois couleurs du drapeau sénégalais et arborant la fière devise nationale : « Un Peuple, Un But, Une Foi »
Au bas des rubriques (Nom, Prénom, etc.) figuraient le cachet du commissariat de police de Dakar-Plateau et la signature du commissaire. Ce document officiel, tamponné et signé, attestait donc bien que je résidais au Sénégal « … depuis : longtemps » !
Parvenant à endiguer un fou-rire, je ressortis, me croyant tiré d’affaire.
Il n’en était rien !
De retour à l’administration portuaire avec mon papier tricolore, devisé, tamponné et signé, je priais le fonctionnaire de m’établir alors la carte d’abonnement.
Choqué par tant d’assurance et de manque de déférence à son égard, mon interlocuteur m’indiqua, avec une certaine morgue, que la carte allait être préparée et que, dans cette attente, je jouirais d’une réduction de 75 % sur le tarif « plein pot » réservé aux non-africains non-résidents ….. Je serais informé de l’arrivée de la carte par le guichetier émettant les tickets de traversée …
C’était déjà une belle économie !
Les semaines passaient, les mois passaient et … toujours pas de carte !
Puis, alors que je pensais l’affaire « enterrée » et n’ayant plus vraiment le courage de jouer au pot de terre contre le pot de fer, j’eus l’immense surprise d’entendre le guichetier en charge de la vente des tickets m’informer que ma carte était arrivée !
Il ouvrit un tiroir et fouilla dans un désordre indescriptible. Avec la diligence d’un prestidigitateur faisant apparaître un lapin russe d’un haut-de-forme noir, le guichetier me produisit le document que j’attendais depuis près d’un an.
Submergé par l’émotion je lus et relus la carte …. C’était bien moi… même nom… même prénom … adresse correcte à Gorée …
Mais tout cela était trop beau, car, après mon pedigree figurait également la date de limite de validité de la carte en question ….
Et cette date limite remontait au mois passé !
Patatras … mes espoirs s’effondraient !
La malchance continuait de me poursuivre ….
Aurais-je été marabouté ?
Des forces occultes ourdissaient-elles contre moi ?
Non, je n’aurai pas le courage de reprendre cette affaire depuis son début.
Je m’étonnai tout de même auprès du guichetier que l’on puisse me remettre un document officiel périmé.
Surpris que j’aie pu accorder une importance démesurée à une date périmée, détail qui n’en valait vraiment pas la peine, il me réconforta en me disant :
« Mais, grrrrand ! C’est pas grave ça ! »
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